EPISODE 1 – UNIS AUTOUR DE LA DANSE ?

L’EXEMPLE DE LA SALSA A PORTO RICO

La magie de la danse s’exprime dans sa capacité intrinsèque à relier les individus entre eux : des inconnus qui peuvent pourtant le temps d’une « danse sociale » se réunir et communiquer grace à une compréhension commune d’un fait culturel universel. Ce que le corps en mouvement révèle est pourtant dans certaines sociétés, bien plus que l’incorporation d’un ensemble de techniques et l’apprentissage assidu de pas et d’enchainements académiques. A Porto Rico où j’ai réalisé une expertise approfondie de 2, puis 3 mois en 2015, la salsa comme expression issue du populaire, revêt un caractère identitaire très fort, presque de l’ordre du sacré.

Cet aspect identitaire de la salsa se retrouve donc dans les discours où une certaine partie de la population se sent davantage légitime dans l’écoute et la consommation de ce genre qui signifie pour eux plus qu’un style musical : il s’agit là d’un style de vie, d’une manière d’être et l’expression la plus forte de l’identité caribéenne. Ces personnes se sentent étroitement liées à cette musique et se définissent comme étant, avant toute chose, des danseurs de salsa, des membres de la communauté salsera.

Il semblerait qu’un vocabulaire différencié (au niveau du registre des mouvements utilisés dans la danse) cohabite dans un même milieu entre les puristes défenseurs de la salsa de raiz héritière d’une culture populaire, et la nouvelle génération de danseurs. Respectivement, les deux groupes se différencient en s’auto-définissant comme « bailador » ou « bailarin ». Les pratiques en œuvre dans les espaces de danse sociale sont-elles pour autant incompatibles ?

La musique implique qu’il existe cette compréhension commune et nécessaire entre tous les danseurs de salsa. Cette “loi du rythme” semble être mise en avant de manière systématique. Elle n’est en revanche pas maitrisée ni revendiquée de la même manière par tous. Ainsi, même si la reconnaissance de l’importance de cette « Loi » est universelle au milieu, les différents groupes qui composent l’ensemble des danseurs de salsa ne sont pas équitablement dotés dans leur capacité d’interprétation. C’est en ce sens que certaines catégories de personnes se rendent identifiables par rapport aux autres et se sentent plus légitimes en pensant qu’elles disposent d’une quantité de connaissances plus importante.

Il s’agit donc d’un monde social, dans lequel les individus communiquent de différentes manières. Bien que le partage d’une danse semble à première vue fluide et sans contraintes, le milieu donne à voir des échanges camouflés qui s’inscrivent dans un rapport conflictuel. Ces tensions plus ou moins évidentes à l’œil nu, témoignent de manière plus générale, d’enjeux sociaux et raciaux qui traversent la société portoricaine. Les différents groupes se rendent identifiables par des techniques de danses différentes, qui sont sujettes dans le meilleur des cas à des stratégies d’imitations et d’emprunts mutuels, et dans le pire à des processus d’exclusion et de rejet.

A l’origine, Angel Martinez, acteur influant du milieu salsa à Porto Rico, parle de la fusion entre deux types de danse : la danse de structure et la danse de sentiment. Pour lui, ces deux danses caractérisent les pratiques distinctes de deux groupes d’individus : les gens de la rue (gente de la calle) d’un côté, et les gens des académies (gente de la academia) de l’autre. La dichotomie entre ces deux groupes de personnes se fait à l’origine à partir d’une distinction sociale générant une différence de vision autour de la danse.

Leur écart est mis en avant par la terminologie différenciée de bailarín/bailador. En Français, il existe un seul terme pour traduire ces deux notions, celui de « danseur », que l’on peut éventuellement décliner entre danseur social et danseur de compétition. L’appellation “bailador” désigne le danseur naturel, alors que celle de “bailarín renvoie au statut de ceux qui reproduisent un ensemble de connaissances dans un but bien précis. Stacey Lopez, danseur professionnel à Porto Rico et anciennement juge du Congrès mondial de la Salsa, souligne en réponse à ma question : « ¿Cuál es la diferencia entre bailarín y bailador ? » que le bailador est culturellement lié à la salsa alors que le bailarín le devient suite à un apprentissage. Pour lui :« El balador se nace, el bailarín se hace » (Stacey Lopez).

Les différences d’univers créent ce qu’on pourrait appeler des « zones d’incommunicabilité » : les frontières entre les deux groupes et leurs pratiques sont clairement définies et peuvent agir dans le sens d’un processus d’exclusion. En effet, il est rare de voir les représentants du groupe des “bailarín” entrer en interaction (dansante ou verbale) avec ceux du groupe des “bailador”. Ainsi, même si différents profils de danseurs se retrouvent dans le même espace, ils sont juxtaposés, mais ne se mélangent pas. C’est le constat d’une incompréhension mutuelle, qui conduit les groupes à émettre des procédés d’évaluations et de jugements concernant les pratiques de danse des membres de l’autre catégorie. McMains (2015) indique sur ce point:

« From the perspective of non-studio-trained salsa dancers [ceux cles bailadores], the academy salsa dancers [les bailarines] also appeared to be missing the right « flavor ». When judged against the aesthetics of a family-style dancer, studio-trained dancers might be criticized for being too acrobatic due to their obsessive turning, lacking in sabor […] because they looked so alike, or prissy due to their precise placement of the hands.” (p.121)

Les objectifs et les attentes de ces deux groupes sont différenciés. Pourtant, ils ne tiennent pas compte de cette information à l’heure où ils émettent leur jugement : celui-ci est immédiat et automatique, du fait de leur positionnement, de leur éducation musicale et dansante qui les conduit à valoriser certains types de mouvements plus que d’autres.

Les danseurs naturels, les bailadores, ne mâchent pas leurs mots lorsqu’ils caractèrisent les membres de l’autre groupe et leur manière de se mouvoir. Cette dureté peut s’expliquer par le fait que leur attitude sur les pistes de danse soit motivée par l’énergie du cœur, leur passion et leur engagement pour ce genre musical qu’ils défendent contre vents et marées. Le bailador évoque le respect pour la danse salsa, pour ses racines ainsi qu’envers la musique et son héritage culturel. Si cette notion est si présente dans les discours c’est parce que les salseros regrettent amèrement une perte des valeurs sur lesquels ce genre musical et dansant s’est érigé. Pour revenir à la symbolique rattachée à la salsa, il est possible de dessiner un parallèle avec les formes d’interprétation propres à celles d’un rituel. Danser un morceau de salsa s’élève à la mise en ordre sacralisée d’un ensemble de gestes et de comportements fortement connotés. Par conséquent, l’acte dansant ne peut pas –et ne doit pas- être pris à la légère. Edwin Goffman dans ses travaux dans les années 70 sur les rites d’interaction, emprunte à Durkheim sa définition du rituel, qui pour lui s’apparente au respect des règles d’interaction. Pour l’auteur américain, il s’agit d’ « un acte formel et conventionalisé par lequel un individu manifeste son respect et sa considération envers un objet de valeur absolue ». Pour lui, l’ordre social se maintient grâce au respect des deux règles suivantes : la règle de l’amour propre et la règle de la considération. Cette attention portée sur le respect de ces règles dans les interactions sociales, peut se transposer directement au milieu de la danse. Pour les bailadores, ces actes rituels – ces ritualisations– sont une forme de communication qui permet aux danseurs de ce même groupe de se comprendre sans ambigüité. Ici, l’objet sacré que l’on respecte n’est pas tant la face sociale de l’autre. Mais c’est la salsa, comme entité. Selon Tito Massas, danseur et dj s’auto-définissant comme “bailador”, il faut s’investir pour la danse : « hay que estar entregado a la salsa». La ritualisation repose sur une conception partagée selon laquelle le but de la pratique dansante –aussi désignée comme la «buena manera de bailar – serait de créer un échange énergétique entre deux personnes.

De l’autre côté, les danseurs professionnels et de compétition, les bailarines, valorisant la justesse et la beauté du geste, ne peuvent s’accorder sur l’expression des bailadores. Sur les pistes comme dans les discours, la dichotomie entre les deux groupes est très claire. Ainsi, les deux groupes voient d’une manière dépréciative les pratiques dansantes de la part de l’autre famille de danseurs. C’est une attitude de rejet automatique qui est traduite par des mécanismes de dévalorisation. Les autres sont des « ignorants » : chacun revendique avec véhémence, sur les pistes et dans leurs discours, cette bonne version de la salsa, leur propre conception du phénomène musical et dansant. La différence est jugée, traitée avec dédain.

Le propre du bailador callejero est d’être en permanente création, rendant la manifestation de l’acte dansant imprévisible et d’une incroyable richesse. Cependant, séduis par cette expression, les danseurs professionnels cherchent occasionnellement à s’en inspirer en se réappropriant les techniques qu’ils observent dans les espaces de danse sociale qu’ils partagent ensemble, au « Día nacional de la salsa », ou pendant les « fiestas patronales », par exemple. Dans ces espaces ouverts et d’entrée libre, les plus célèbres orchestres jouent des morceaux qui ont bercé l’enfance du boricua. C’est le moment pour les passionnés de la salsa, les « bailadores » de laisser libre cours à leur imagination, et d’exprimer ce qu’ils ressentent de manière brute, à l’instant « t ». Ceux qui s’attachent à la structure et à la reproductibilité des figures de salsa, sont alors attentifs aux schémas dancistiques qui se déroulent sur leurs yeux. Ils cherchent à capter ces expressions du populaire, en les transformant pour leur donner cette fois, une touche raffinée. Cette appropriation du geste, se fait à travers sa modification, sa structuration. C’est ce qui rend par la suite possible son enseignement, dans l’automatisation et la répétition d’un mouvement codifié.

Ce processus de restructuration de la danse est le propre du programme de Cambio en Clave par Rafa Cancel. L’homme, avocat de profession, dirige cette école de danse dont les cours hébdomadaires tiennent place dans l’espace préstigieux du Coliséo de San Juan. Contrairement aux cours gratuits des municipios, les sessions de cours de l’instructeur sont payantes et s’adressent à un tout autre public. Les pratiques de distinction mises en place renforcent la cohésion de cette « élite » appelée de manière dépréciatives les “blanquitos” par les passionnés de la salsa. Ces stratégies de distanciation créent un effet d’éloignement du groupe dont les pratiques s’inspirent. Aux yeux des élèves de cambio en clave, l’enjeu est de taille : se distancier de tous ces « ringards » (cafres selon leur termes) qui fréquentent le milieu de la salsa. Les perceptions de la danse deviennent alors trop opposées pour qu’elle cohabitent sans tension.

Ainsi, on observe qu’une dichotomie fondamentale se dessine entre l’ancien (l’origine populaire) et le nouveau (la modernisation de la danse). Elle forme le langage et pousse les individus à mentionner en permanence «Los tiempos de antes », et le « ahora » tout en intégrant des défis au niveau sociétal sous-tendus par les notions controversées de races , de groupes sociaux et de globalisation.

Pouvez-vous dresser un parallèle dans d’autres milieux de danse que vous fréquentez ? Le débat est ouvert.  

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